Lorsque la fouille des tombes commence en 2011, personne n’espère trouver les restes d’une église. Les archives ne mentionnent aucune paroisse à cet endroit, aucun édifice religieux. Les sépultures attendues sont censées dater de la même période que celles des chefs mérovingiens découvertes juste à côté.
Or durant ces premiers siècles du Moyen Âge (du VIe au VIIIe siècle), les villages ne ressemblent pas du tout à ceux de nos vieilles cartes postales, où le cimetière est implanté autour de l’église : les morts mérovingiens sont regroupés, certes, mais à l’écart des habitations et des bâtiments religieux. On parle alors de nécropole (= ville des morts), et non de cimetière.
Ensuite, lorsque le christianisme commence à nécessiter de reposer au plus près de l’église de la paroisse, deux cas de figure se présentent : soit l’église et le village viennent s’installer à l’emplacement de la nécropole, soit la nécropole est abandonnée.
Lorsque des archéologues se lancent dans l’exploration d’une nécropole mérovingienne découverte en rase campagne, ils ne s’attendent donc pas à croiser une église…
Après neuf ans de fouilles aux Crassées, la nécropole mérovingienne est bel et bien identifiée, mais elle est loin d’être seule. Elle fait partie d’une catégorie exceptionnellement rare : ce n’est pas la nécropole qui est abandonnée à la fin de la période mérovingienne, mais le village entier, bien plus tard, au XIIe ou au XIIIe siècle. L’église, les habitations, le cimetière, tout est déserté, ne laissant aucune trace dans le paysage.
Le site des Crassées offre cette chance incroyable de pouvoir fouiller le cœur et les origines d’un village français, sans être gêné par aucune habitation actuelle.
Du VIe au XIIe siècle, les sept siècles où des défunts sont enterrés au Crassées, trois bâtiments se succèdent au même endroit. En toute logique, le plus récent est le mieux conservé. Il semble construit au XIIe siècle, c’est-à-dire peu de temps avant la désertion du village. Il n’apparaît pas grâce au plan de ses murs de fondation, car il ne reste quasiment plus une seule pierre dans les tranchées. Elles ont toutes été retirées après l’abandon des lieux. Mais la différence de couleur entre la terre de rebouchage et le reste du terrain suffit à dessiner un plan d’église parfait avec sa nef, son chœur en abside, et ses contreforts. Les larges tranchées de fondation et les contreforts témoignent de la grande hauteur sous voûte ou d’une tour entre la nef et le chœur, probablement le clocher.
Par endroits, les traces de l’église antérieure sont préservées. Sa construction remonte au plus tôt au Xe siècle. Si on ne sait rien du chœur, hélas totalement détruit, Sa nef est quasiment la même que la suivante mais légèrement désaxée. Une tour existe aussi, elle est accolée à un des longs côtés de la nef.
Un édifice encore plus ancien existe, mais il n’en reste que deux courts pans de mur, ce qui rend sa compréhension difficile. Sa destruction quasi-intégrale est due aux deux églises construites par-dessus, et à la densité impressionnante de défunts inhumés à son contact. Il semble que cet édifice primitif, malgré sa petite taille, ait eu une attractivité spirituelle très puissante.
Les deux tronçons de mur préservés sont perpendiculaires et l’espace qu’ils encadrent coïncide avec une pièce gallo-romaine. Pour une raison que l’on ne comprend pas pour le moment, les générations mérovingiennes semblent réinvestir cette pièce uniquement. Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Dans le bâtiment gallo-romain, elle se distingue par sa profondeur, de près d’1,50 m sous la surface du terrain naturel. Peut-être est-ce la raison.
Hélas, son contenu nous est inconnu, et il le restera : il est entièrement rempli de déblais laissés bien plus tard, au XIV ou XVe siècle, par les démolisseurs de l’église. Il semble que quelque chose les ait particulièrement intéressés à cet endroit. Un sarcophage du VIIe siècle y est par exemple éventré… Et effectivement, les quelques petits objets mérovingiens laissés sur place, tout comme la quantité d’ossements humains remués, laissent craindre que des tombes mérovingiennes particulièrement riches se trouvaient là…